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Georges Cazenove
Exposition ANYWAY - iJNDZN #4 - 2 février 2021

G comme (Pierrette) Gaudiat
Pour ANYWAY, à l’ère du tout est devenu binaire, à l’ère du big bit bang, du binary digit, du digital code coda qui fait qu’une farandole aléatoire de 1 et de 0 est en mesure de tout dire, tout écrire, tout exprimer désormais, l’agence iJNDZN a invité Pierrette Gaudiat à présenter l’une de ses pièces maîtresses : une série intitulée TIERS, une série par elle imaginée, chorégraphiée et in fine sérigraphiée depuis 1999, depuis la veille du XXIème…
L’an 21 dudit XXIème m’est apparu plus que parfait pour tenter de mettre en lumière, si Lumières il y a encore de nos jours, présentement, pour tenter d’éclairer avant de l’exposer chez elle, à Nîmes, 7 rue du Courtieu, la démarche artistique d’une Gaudiat qui godille comme Ulysse de Charybde en Scylla, sans peur et sans reproche, sans savoir, sans le souci de savoir si ce récit aura un jour ou l’autre une fin…

Onze upon a time

Chacune des pièces de TIERS que j’ai à ce jour vues se présente comme une aire de jeu, une aire carrée donc démocratique, avec ce qu’il faut d’égalité entre ses quatre côtés. Le jeu se joue à deux, en mode présentiel, en mode double JE pour un JEU de société dont le projet serait de vérifier si oui et ou non 1 et 1 égalent 1 + 1 donc deux, ou 1 moins 1 donc zéro, ou encore 11 à savoir onze, un peu comme si une histoire inédite et inouïe de chacun de nous, du nous-je, du je-nous que nous sommes l’un et l’autre, l’un comme l’autre, l’un dans l’autre, ANYWAY, d’une manière ou d’une autre, commençait comme ça : « Onze upon a time… » Chacune des versions de cette série TIERS m’autorise à penser que si je devais un jour chorégraphier les écrits savants de Gilbert Simondon sur le fait essentiel et existentiel que « l’être est relation », que toute réalité est relationnelle », c’est à Pierrette Gaudiat que je confierais l’écriture du story-board, le dessin du dessein de chaque solo, de chaque duo, de chacune des images arrêtées du ballet.

Less is more and more encore

Chaque carré de TIERS me fait penser aux partitions, aux space-time notations que John Cage esquissait pour chacune de ses pièces, que ce soit pour ses 4’33’’ de Silence ou pour Four, cette tout aussi fameuse pièce qu’il avait voulue et qui est à jamais une pièce « à durée indéterminée ». C’est clair et net, épuré mais précis. Il faut dire que Pierrette Gaudiat s’est formée à l’école supérieure d’art de Nîmes à coups de cours et de workshops animés par quelques grands experts avérés du less is more and more encore comme Robert Barry, du public space et de l’art média comme Antoni Muntadas, de la porosité des pratiques dans des espaces dits public ou privé ou encore d’art de plus en plus cloisonnés comme Laurent Pariente. Il faut dire que Pierrette Gaudiat a pris le temps de lire parallèlement, entre autres choses, « La poétique de l’espace » de Gaston Bachelard et « L’espace littéraire » de Maurice Blanchot. Et enfin, et surtout, il faut dire que c’est à partir de sa découverte de l’écriture de Samuel Beckett, de son « Quad » et de son « Le dépeupleur », que Pierrette Gaudiat a réellement commencé à construire l’anarchitecture minimale de son propre univers. Juste avant de sauter dans le vide de chacun des carrés blancs de sa série TIERS. Des carrés qu’elle s’applique depuis à plier, déplier, replier et peupler avec des 1 généralement rouges qui évoluent le plus souvent deux par deux, avec ce qu’il faut de distanciation sociale, comme on dit aujourd’hui…

Faire ou ne pas faire philo

Dans tout ce que Pierrette Gaudiat a pu à ce jour produire comme formes d’art, TIERS est pour moi une oeuvre monumentale. Dans « Qu’est-ce que la philosophie ? », à propos de l’art, de l’œuvre en tant que monument, de l’œuvre-monument, Deleuze et Guattari avaient co-écrit ceci : « Un monument ne commémore pas, ne célèbre pas quelque chose qui s’est passé, mais confie à l’oreille de l’avenir les sensations persistantes qui incarnent l’événement ». Comme l’explique clairement Manola Antonioli : « L’œuvre-monument n’est donc pas simplement ce qui a eu lieu et qui repose et perdure dans son être achevé, elle n’est pas ce qui a lieu éternellement dans une répétition immuable de son essence comme dernier repaire de la transcendance et de la stabilité du sens (…) Le composé artistique n’est pas donné une fois pour toutes, mais il s’inscrit dans la durée parce que les percepts et affects nouveaux qu’il crée nous entraînent à notre tour dans de nouveaux devenirs. »

Cela étant, très concrètement, je pense qu’il est inutile d’avoir fait philo pour comprendre ce que Pierrette Gaudiat s’efforce de nous dire, pièce après pièce, carré après carré, dans sa série intitulée TIERS. À savoir que ce tiers, cette tierce personne plus ou moins geek, qui sait d’avance décoder cette suite de 1 sans commencement ni fin, c’est nous, c’est toi le regardeur, le voyeur, le flâneur, le spectateur depuis longtemps devenu le spectateur. C’est nous, parce que ce 1, quel qu’il soit, unique ou multiple, c’est nous chacun de nous. Si vous passez par l’espace ÉTANT DONNÉ, entre le 7 et le 18 février, vous me direz…

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Alegría Tennessie
Double marge - 30 avril 2020

Le corps et le mot sont la base de mon travail
Le 1 c’est le tiers, l’autre, l’alter. Au début, au commencement, ils étaient 1 ou 1 et 1. Peu en tout cas sur les premières œuvres de la série. Ce 1 rouge dont la calligraphie a été soigneusement étudiée, cette forme simple retravaillée et finalement adoptée, est une unité de personne. 1 = un humain qui passe de sa présence sur un territoire donné à sa représentation sur un plan, territoire en deux dimensions. Une page blanche est la représentation d’un espace aussi bien qu’un papier plié en trois (tiers). Les territoires sont simplement ces papiers pliés qui, au fur et à mesure que le travail progresse, deviennent une jupe plissée toujours de papier. Cette jupe est représentée, dessinée et puis le 1 se perd, le dessin de la jupe de papier absorbe toutes les intentions.

Et finalement ce 1 multiplié dans un espace donné, foule d’individus isolés, apparaît comme un nuage de petits symboles simples, épurés, solides et vulnérables dans leur verticalité, dans leur unicité. Nuage de points, présences biologiques, rayonnement infrarouge. Ils sont comme les lettres des mots, les mots qui énoncent les éléments d’un espace, inspiration première de l’artiste qui a commencé ce travail pendant ses études aux Beaux-Arts.

« 1 » frappés par la machine à écrire, son et impact de la pointe formée qui s’imprime dans le papier quand le doigt tape sur la touche. La sérigraphie ne porte plus cette empreinte mais la calligraphie, la position aléatoire des signes sur la page, le son du papier qui s’enroule avec la manipulation de la molette sont quelque part dans cette œuvre à dimension littéraire.

Issue d’une réflexion conceptuelle, la sérigraphie 1 porte en elle une dimension vivante, parcours aléatoires, nuée d’humains. Un questionnement est ici en germe, qui va se développer dans les travaux ultérieurs de Pierrette Gaudiat. Ce 1 est-il davantage qu’un organisme biologique apparu sans raison apparente sur le territoire ? Qu’en est-il de sa conscience ? L’espace qui le contient est-il neutre ? La question du vide, du partage de l’espace, se dessine et s’affirme dans d’autres séries telles que : Autre nature ou Les oiseaux.

AT. Votre travail comporte une dimension poétique, est-ce pour vous un point de départ lorsque vous envisagez un travail ou bien est-ce un aboutissement qui s’impose de lui-même ?

PG. Ce n’est pas un point de départ, mais mon travail est fait de lecture et le sens des mots est pour moi très important. Le corps et le mot sont la base de mon travail. L’un peut exister sans l’autre et inversement, et le simple fait de combiner leurs expressions les plus élémentaires, un décalage s’effectue. Apparaît, alors, peut-être un autre langage avec une dimension poétique.

AT. Vous avez des références littéraires, quelles sont-elles et comment se relient-elles à votre travail ?

PG. Lorsque j’étais étudiante, les textes de Samuel Beckett m’ont confortée dans ma démarche. Avec Beckett le corps existe et se passe de mot ; la réalité c’est le corps. Plus que les mots, il écrit les modalités des corps. Il y a un espace entre le corps et le mot. C’est dans cet intervalle que tout est possible ou impossible. Dans mes partitions, lorsque le mot apparaît, 1 disparaît. Il y a aussi chez Beckett la question de l’autre, un autre que moi ; Dans « l’épuisé » qui accompagne « Quad » de S. Beckett, Gilles Deleuze dit « c’est toujours un Autre qui parle, puisque les mots ne m’ont pas attendu et qu’il n’y a de langue qu’étrangère ». Dans la série « Tiers », mais surtout dans les performances et les livrets-partitions, il est aussi question de l’autre extérieur à soi, de la singularité fragile de chacun, de la solitude dans la multitude, de l’altérité.